Cadre au département marketing de Campari Group, Esther a une vie professionnelle épanouissante. Néanmoins, elle a pour projet de reprendre l’exploitation viticole familiale dans le bordelais et a participé au programme Hectar Entrepreneur. Entre peurs, doutes et ambitions, elle se confie sur ce projet de vie qui va bousculer son quotidien et celui de ses proches.
Alors que vous avez une expérience professionnelle de cadre au plan international, pourquoi entreprendre aujourd’hui avec un projet viticole dans le bordelais ?
Cette volonté est née de la rencontre d’une opportunité – la reprise de l’exploitation de mes parents – et d’une prise de conscience – celle du lourd déficit de transmission des exploitations agricoles en France aujourd’hui.
Bien sûr il y a une part d’affect, car c’est le cadre dans lequel j’ai grandi ; mais il y a surtout une volonté de m’impliquer, pour, très humblement et à mon échelle, essayer faire bouger les lignes ; de participer à enrayer ce désengagement massif de nos générations pour le monde agricole.
Dans cette même volonté d’agir, se trouve également l’aspect environnemental ; passer d’un comportement purement passif, limité à mes seuls choix de consommation, à une approche active. Avec ce projet, j’ai l’opportunité d’agir, certes à une petite échelle mais j’ai cette chance de pouvoir faire partie des rouages de la transition : si je décide de lâcher ce que je fais pour m’engager, d’autres peuvent le faire aussi, et nos actions mises bout à bout vont être autant de rouages du changement.
À quoi ce projet de vie correspond-t-il ?
Ce projet est le premier que je qualifierais réellement de projet de vie. D’une part car il ne m’engage pas que moi, mais également ma famille. D’autre part car, pour la première fois, je fais le choix de m’engager dans une activité professionnelle sans aucune notion de temps, une activité qui m’occupera peut-être jusqu’à la fin de ma vie professionnelle. Alors que, quand on signe un nouveau contrat, on a plus ou moins en tête son schéma de carrière ; on sait qu’on va faire ce job 2 ans, 3 ans, puis évoluer…
Qu’est-ce qui est le plus difficile dans l’élaboration de ce projet ?
Le plus difficile c’est… de se lancer ! J’ai mûri le projet de reprise de l’exploitation familiale pendant longtemps - je suis d’ailleurs toujours en pleine réflexion ! Quand je prends un peu de recul je pense que derrière ce temps long de la réflexion, il y a une vraie réalité : ça fait peur ! On sait précisément ce qu’on perd, mais on ne sait que très vaguement ce qu’on retrouve. Le secteur agricole commence à être attractif dans l’imaginaire collectif via des histoires de retour à la terre, de durabilité, mais quand on s’y confronte ça peut intimider par l’ampleur de la tâche qui nous attend, et par l’incertitude, surtout.
Cette peur du saut est nourrie par deux éléments. Tout d’abord, pour les profils comme les miens, qui ont été nourris à l’idée qu’il fallait faire carrière, et qu’une carrière est constituée d’étapes entre évolutions de postes et changements d’entreprises dans un cycle incessant, se lancer en agriculture c’est comme ouvrir une porte, s'asseoir et rester sur le même siège toute sa vie. C’est déconstruire l’idée de carrière ; il y a un poste unique et c’est parfois difficile de l’accepter, même si bien sûr une entreprise agricole est évolutive. On se dit toujours qu’on restera dans un poste 2 ans, 3 ans, 5 ans… mais si on me pose cette question pour mon entreprise agricole, et bien… une fois que j’y suis, j’y suis ! Et c’est là le 2ème élément : se lancer en agriculture c’est mettre de côté une part de liberté. Je sais que mon choix implique bien plus qu’un engagement de 2 ou 3 ans, mais est-ce l’engagement de toute une vie ? Honnêtement, c’est encore difficile à dire.
C’est un changement de métier qui demande de l’adaptation, comment avez-vous prévu d’organiser votre temps de travail ?
Je suis actuellement dans un métier qui est très prenant ; mais surtout, dans lequel je ne suis pas maîtresse de mon emploi du temps. De ce point de vue, le fait de devenir entrepreneure agricole me semble garantir plus de souplesse : c’est accepter une amplitude horaire plus large et un rythme parfois bousculé par des aléas impondérables, mais c’est également gagner en liberté d’organisation de son temps.
Comment allez-vous aborder ce projet, en quoi votre expérience actuelle va-t-elle le nourrir ?
Grâce à Hectar, j’ai compris que la clé n'était pas d’aborder ce projet comme une reprise d’entreprise agricole, mais comme une reprise et une transformation. Ce point de la transformation a été l’élément moteur de ma décision ; cela m’a permis de voir plus loin, de vouloir prendre part à cette transition agricole, pour inciter d’autres porteurs de projets à se lancer. Je n’envisage plus ce projet de reprise comme une course de relais, où le bâton devrait être remis au prochain repreneur à l’identique, mais comme un véritable projet d’évolution.
Par ailleurs, j’aborde ce projet avec une certaine part d’idéalisme : jusqu’à maintenant, ma vie professionnelle m’a appris qu’on pouvait être heureuse dans son travail donc pour moi l’agriculture n’est pas seulement un engagement, c’est aussi un métier qui doit être socialement épanouissant et riche.
Au-delà des compétences – notamment marketing et de gestion – c’est surtout cet état d’esprit que mon expérience actuelle m’apporte. Celui de croire en cet équilibre, en cette durabilité non seulement environnementale mais aussi sociale. Et d’avoir quelques clés d’entrées pour essayer de mettre en place cet équilibre.
Dans un nouveau projet, il n’est pas rare de faire des erreurs : en avez-vous fait ?
Je n’ai pas encore eu le temps de faire trop d'erreurs mais néanmoins je risque d’en faire bientôt ! La première, c’est de ne pas oser me confronter aux personnes déjà installées, et vouloir initier mon projet trop individuellement. Au-delà de l’apprentissage que de telles discussions peuvent apporter, c’est également un enjeu d’intégration au sein d’un écosystème déjà bien établi.
La 2ème erreur, serait un péché d’orgueil ! Aborder le projet avec trop d’assurance, sans avoir au préalable construit ma crédibilité dans le milieu, ni en avoir saisi tous les mécanismes. C’est un projet qui nécessite une forte part d’humilité; et, là encore, une implication active de la profession.
L’autre erreur, pour mon genre de profil, serait de sous-estimer le changement d’échelle entre ma vie d’avant et cette nouvelle vie. Échelle de moyens, de part de voix, d’attention… Je crois que je sous-estime le nombre de portes fermées auxquelles je vais devoir faire face.
Depuis le programme Hectar Entrepreneur, comment avez-vous évolué ?
Je me revois dans le train retour avec ma soeur suite à la soutenance de notre projet chez Hectar, je lui disais “On tient quelque chose, on ne s’arrête pas, je sais que l’on va rentrer, et que la vie va nous reprendre, qu’on ne va pas réussir à dégager du temps pour vraiment faire avancer ce projet ; faisons-nous la promesse de ne pas lâcher, la promesse d’y aller.” Et puis on a beau s'être fait la promesse, on n’y est pas allées. Par crainte, je pense. Et par besoin de prendre le temps, de comprendre nos freins, et de les neutraliser, progressivement. C’est un tournant qui mérite d’être mûri ; l’impact n’est pas seulement professionnel, mais aussi personnel. C’est un projet de vie ; une part d’instinct, une part de réflexion. Et un jour, il faut juste se lancer !